mercredi 31 mars 2010

Critique cryptique: AHH the sweet suffering! ---A PAGE OF MADNESS de Teinosuke Kinugasa (1926)

Depuis quelques jours, je suis malade comme je ne l'ai pas été depuis 10 ans. La totale: infection de la gorge et des muqueuses, sinusite, trachéite et bronchite. Shit. Un puissant combo. Ma tête est littéralement si lourde que je peine à rester debout. En congé pour encore une semaine. N'allez pas croire que je me plains; quand ces rares états seconds me prennent de force, je sais les faire jouer en ma faveur. C'est un congé forcé dans un état second, entre le méditatif et le végétatif. Ces miettes de ma tranche de vie ont une utilité, suivez moi...

C'est dans cet état que j'écoutai à nouveau Twin Peaks au complet, question d'en célébrer l'anniversaire et de me préparer pour notre imminente émission sur le sujet. Twin Peaks au complet en trois jours, la gorge pleine de morve en crachant du sang (rien de moins). Cracher du sang, c'est un état idéal pour écouter l'opus de Frost et Lynch, surtout quand on savoure l'humour de la situation entre deux flaques de flegme. Garmonbozia! Twin peaks est désormais engoncé en moi jusqu'aux viscères.

Après Twin peaks, un grand manque. Où vais-je aller chercher mon garmonbozia?
Je l'ai trouvé dans un endroit secret, peu visité, un coin d'ombre plus ou moins oublié de l'histoire du cinéma. A page of madness, film japonais de 1926 de Teinosuke Kinugasa. Offert en cadeau par une grande âme. Une pièce de mon puzzle personnel se pose d'elle-même, avec une précision qui tient du sortilège.
Qu'en est-il du film? Inexistant en DVD. Perdu pendant 50 ans, le réalisateur retrouve son film dans un hangar et le remet en circulation. C'est un des rares films du cinéma japonais muet qui a survécu. Il dure une heure, tops.L'épineuse question de ce qui fait la légitimité d'un chef d'oeuvre traverse maints fois l'esprit du spectateur en le regardant. Plusieurs plans de ce film dépassent largement en profondeur et en inventivité la recherche formelle des expressionnistes allemands. C'est horrifiant. Tout dans ce film est horrifiant jusqu'au sublime. Le thème, certaines images, la disparition du film, l'absence de consécration...
Ce n'est pas que le film fut simplement en avance sur son époque. Le terme avant-gardiste est trop faible pour le décrire. Il est, bien littéralement et complètement, au delà de tout ce qui se faisait à l'époque. Il est aujourd'hui parfaitement aligné avec le préoccupations esthétiques du vidéoclip et du film d'art. On pense justement à Lynch (son court de 55 secondes pour le centenaire du cinéma était assez similaire), à la Nouvelle vague japonaise, aux nombreux films d'horreur nippons.

Même les films les plus maîtrisés de l'expressionnisme allemand ne génèrent pas ce potentiel de terreur. On a parfois l'impression de regarder le vidéo maudit de Ringu et l'atmosphère est incontestablement celle du jeu vidéo Silent Hill (belle ironie: le jeu est fortement inspiré par Twin peaks et Jacob's ladder, deux créations qui viennent spontanément à l'esprit en regardant A page of madness) .


Je suis assez catégorique sur l'importance cruciale que ce film a du avoir sur l'imaginaire horrifique nippon, bien avant les premiers kwaidans. Le sujet n'est guère de tout repos. Un vieil homme accepte d'être concierge bénévole dans un asile psychiatrique pour s'occuper à distance de sa femme internée après qu'elle ait noyé délibérément leur bébé.

À travers le regard du vieil homme, un kaléidoscope de folie, allant de la femme qui danse jusqu'à saigner des pieds aux vieillards lubriques . Des légumes qui bavent, des yeux vides, des hystériques. Un quantité énorme de douleur traverse les couloirs de cet asile et les démons s'en régalent.
Le film ne démontre aucune condescendance à montrer les patients de l'asile; juste une profonde mélancolie à tracer leur enfer personnel ou pire, leur paradis.

Je suis dans mon salon en 2010, la gorge et la tête pleine de bactéries et de vices, à regarder un film introuvable qui aura un siècle sous peu et qui est un magnolia noir et blanc ou sont logés toutes mes obsessions cinématographiques.
En ce qui me concerne, ce n'est pas de la chance, ce n'est pas une découverte...c'est de la Grâce, purement et simplement.
Je dois quelque chose qui transcende le remerciement à Monsieur David Fortin, documentaliste à la cinémathèque, homme d'une énorme culture, pour la découverte de ce film. Je lui dois désormais mon allégeance. David, roi de tout un royaume, Amen.

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